Portrait

Philippine de Rothschild, 66 ans, a sacrifié sa vie de comédienne pour diriger Mouton-Rothschild, grand cru classé. Destine-moi un Mouton.

par Vincent Noce
publié le 28 décembre 1999 à 2h17

«C'était un jeudi.» Philippine de Rothschild a gardé un souvenir

précis du 22 juin 1944, quand deux officiers allemands sont venus chercher sa mère. Elle avait 9 ans. Son père, Philippe de Rothschild, était parti depuis deux ans rejoindre le général de Gaulle à Londres. En 1940, sa mère, Elisabeth, avait pris soin de faire baptiser leur fille. Née de Chambure, petite noblesse catholique de province, elle avait regagné Paris, où elle se pensait protégée par sa religion et son nom. Ce jeudi, le sort de Philippine s'est joué entre les deux officiers. L'un voulait l'appréhender avec la mère. L'autre s'y opposait, entêté. Pour finir, il lâcha: «J'ai une petite fille de cet âge en Allemagne.» Philippine ne fut pas déportée. Deux mois plus tard, à la libération de Paris, son père, revenu avec les Forces françaises libres, se précipita à Fresnes. Son épouse avait quitté la prison quelques jours plus tôt, dans le dernier convoi de déportés. Elle disparut à Ravensbrück.

Avant de la livrer au détour d'une interview, Philippine de Rothschild n'avait jamais raconté cette histoire, même à ses proches. Ses amis connaissent en revanche sa phobie des trains. Sans savoir qu'en 1945 sa gouvernante l'emmenait gare d'Orsay, à l'arrivée des convois de déportés: la petite fille scrutait alors les fantômes en pyjama pour y distinguer sa mère. «Quand vous vous appelez Rothschild, tout le monde pense que vous avez eu une enfance facile"»

Cinquante-cinq ans plus tard, elle préside aux destinées du Château Mouton-Rothschild, acquis il y a un siècle et demi par le baron Nathaniel, issu de la branche anglaise de la dynastie. Un premier cru classé, et une société familiale au chiffre d'affaires de 800 millions de francs, dont le succès commercial est sans équivalent dans le Bordelais. «Rothschild, ce n'est pas moi du tout. Je suis issue d'une branche qui n'a pratiquement pas de rapports avec la finance. Je suis la cinquième génération de propriétaires du château. Et la première femme: alors cela, ça me plaît assez!» Grand sourire, regard brillant. Elle aime l'or et les bijoux. A son nom, cependant, elle ne peut déroger. Elle a aussi gardé le pénible souvenir, en 1981, d'une soirée à l'Opéra de Paris suivant l'élection de François Mitterrand, où tout le monde lui tournait le dos. Rothschild ne symbolisait peut-être plus la finance juive, mais encore le grand capital" Pour son compagnon, Jean-Pierre de Beaumarchais, qui se plaît à manier l'humour à froid, elle est une «juive pas très catholique», manière de souligner combien elle est inclassable. «En trente ans avec elle, je ne me suis jamais ennuyé.» «C'est un tourbillon», résume leur amie Marie Collin, qui dirige le théâtre au Festival d'automne. Gourmande, expansive, trépidante, posant d'une voix rauque des questions en rafale, Philippine part en tous sens, bousculant son entourage quand il ne réagit pas assez rapidement, un peu comme son père se comportait avec elle. «Peut-être a-t-elle besoin de ce mouvement perpétuel pour tenir debout, dit Christian Moueix, négociant bordelais en vins. Elle se cache aussi derrière cette exubérance qui donne à première vue une impression de superficialité, alors qu'elle est en réalité une femme profonde, entière, et qui sait se montrer généreuse avec beaucoup de pudeur.» Et aussi, inquiète. Comment trouve-t-on le «capharnaüm» d'objets japonais, de statuettes précolombiennes et de meubles XVIIIe de son hôtel particulier parisien? Aime-t-on le musée du Vin qu'elle a monté à Mouton avec son père? Elle, si volubile, ne parle pas volontiers de ce père qui fit accéder le domaine au gotha des premiers crus classés et dont l'ombre l'encombre à l'occasion. «Quand je vois Philippine, je vois son père, confie une amie. Leur personnalité est tellement semblable, trop sans doute pour qu'ils aient pu bien s'entendre.»

Née Rothschild, ayant passé une partie de son enfance sous le nom de Chambure, le théâtre fut sa liberté: Philippine a commencé une carrière sur les planches. Non sans mal: «Les premières années, personne ne me prenait au sérieux, sans doute parce que j'étais une Rothschild.» La jeune fille pétulante se plaît dans les rôles de soubrette; un condisciple du Conservatoire lui offre un jour des cartes de visite où il a fait inscrire: «Philippine. Bonne de Labiche». Elle se choisit comme nom de scène Philippine Pascale, preuve qu'elle aime au moins son prénom. En 1958, elle entre à la Comédie-Française, où elle rencontre le sociétaire Jacques Sereys. Mariage trois ans plus tard à l'église de Pauillac, à deux pas de Mouton-Rothschild. Séparation. C'est autour d'une citation de Labiche qu'elle rencontrera alors Jean-Pierre de Beaumarchais, agrégé de lettres, lointain descendant de l'auteur du Mariage de Figaro, aussi placide qu'elle paraît agitée. Elle a trois enfants, dont l'aîné, Philippe, semble prédestiné à la succession par son prénom.

Philippine, elle, est fille unique. Elle a passé dix ans dans l'aventure de la compagnie Renaud-Barrault, mais, à mesure que son père s'efface, elle se doit de revenir au Bordelais et à son patronyme. Sa mort, en 1988, ne lui laisse d'autre choix que de quitter ce théâtre qu'elle adore. Aujourd'hui encore, pas une soirée de libre sans aller sentir l'odeur de la scène. «Elle voit à peu près tout ce qui se joue, avec une très grande curiosité», témoigne Marie Collin. Etait-elle vraiment obligée de sacrifier cette passion? «Ce que mon père avait fait ne devait pas mourir.» Qu'importe, elle fera son théâtre de Mouton, du Bordelais et même du monde: alors qu'elle célèbre le dixième anniversaire d'Opus One, vin très chic et très cher produit en Californie, elle retente l'expérience ailleurs en lançant son premier millésime d'Alma Viva, vin assez chic et cher produit au Chili.

Dans cette société bordelaise fermée et masculine, de bons esprits se sont gaussés de l'irruption de cette «théâtreuse, affublée du titre de baronne», prétendant reprendre un si terrible héritage. «J'aurais dû rater. J'avais une image désastreuse: la malheureuse petite fille écrasée par cet énorme bouddha. J'ai plongé. J'ai mis du temps, mais aujourd'hui ce que j'ai fait existe et va au-delà de l'image de mon père.»

Pour Philippe Cottin, qui a travaillé quarante ans à Mouton-Rothschild, elle a fini par emporter l'adhésion par un «engagement total» et aussi un «amour de la terre» qui la distingue de son père, «dont le rapport au vin était plus cérébral». Mais l'alerte a été chaude. Le critique américain Robert Parker, référence incontournable, s'est d'abord dit «déçu» par le millésime 1990. En 1998, des critiques français renommés ont descendu le domaine en flèche, la traitant au passage de «perfide Dalila». La presse mondiale a embrayé. Philippine de Rothschild en est restée décontenancée, blessée. Elle a tiré la leçon en exigeant de ses oenologues une sélection encore plus stricte des cuves.

Aujourd'hui, les critiques sont unanimes à louer les vins de Mouton-Rothschild, au style original, à la fois puissant et moderne. Si son père était là, elle en est sûre, il serait admiratif.

PHILIPPINE ROTHSCHILD EN 6 DATES 22 novembre 1933. Naissance à Paris.

Mars 1945. Perd sa mère, déportée par les nazis.

Juillet 1958. Entre à la Comédie-Française.

Novembre 1971. Devient membre du conseil de direction de la société qui exploite Mouton-Rothschild.

1988. Succède à son père à la tête de la société.

1999. Célèbre le dixième anniversaire d'Opus One (Californie) et le premier millésime d'Alma Viva (Chili). Sa société, en France, produit 300 000 bouteilles du premier cru Mouton-Rothschild à 1 200 F l'unité du millésime 1996, pour un particulier.

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