Élisabeth Badinter

«La victimisation est aujourd’hui
un outil politique et idéologique»
(
Propos recueillis par Véronique Helft-Malz et Paule-Henriette Lévy
L’Arche. nº549-550)
Novembre-Décembre 2003


Dans Fausse route (Éditions Odile Jacob), vous dénoncez les illusions d’un certain féminisme. Pourquoi avoir écrit ce livre maintenant?
Pour moi,  «la coupe était pleine», d’autant que je me retiens depuis dix ans. À l’issue du XXe siècle, les obsessions féministes d’alors ne me concernaient déjà pas. Plus que cela, elles me paraissaient dangereuses. Une des raisons de ce petit essai, de ce «coup de gueule», a été le débat sur la prostitution en 2002. Il m’est apparu opportun de prendre la plume pour dire: Attention! nous faisons fausse route. Très franchement, tout ce que défend le féminisme depuis une décennie va, je crois, se retourner contre les femmes.

Votre ouvrage est-il un cri d’alarme?
Comme vous le savez, je n’écris que lorsque j’ai la conviction que mes idées, mes réflexions ne sont ni prises en compte, ni publiées, ni discutées. Je n’interviens jamais lorsque quelqu’un d’autre exprime ce que je pense. Or, justement, j’avais le sentiment que ce que je considérais comme grave pour le devenir de notre société était quasiment impossible à exprimer dans l’unanimisme d’aujourd’hui, dans cette morale bien-pensante qui est la nôtre. C’était étouffant!
Les réactions à la sortie de mon livre m’ont d’ailleurs un peu rassurée. Je n’étais visiblement pas la seule à souffrir de cette chape de plomb.

Qui sont celles qui font «fausse route»? Qui sont les féministes dont vous parlez?
Le féminisme aujourd’hui est essentiellement constitué de deux pôles. Il fonctionne sur deux modes. Il y a les féministes universitaires, qui produisent des travaux très intéressants, souvent pointus, qui débattent de concepts tels que «la domination masculine». De ce premier pôle, qui fonctionne parfaitement depuis vingt ans, découlent des études féministes où il est question de la condition féminine avec des approches intelligentes, militantes mais très fines.

Ces écrits, ces thèses principalement sociologiques, je les respecte. Je les utilise. Ils nourrissent même, parfois, ma réflexion mais demeurent connus seulement d’un petit nombre. Ils sont signés par des spécialistes, qui parlent entre elles et dont, je ne sais pas pourquoi, la parole n’a pas d’écho médiatique. Cette réflexion-là, intellectuelle, universitaire, n’accède donc pas au grand public et reste confidentielle.

L’autre monde féministe est un ensemble de nébuleuses constitué de centaines d’associations, voire de milliers sur toute l’Europe. Sa vocation est de secourir des femmes, de venir en aide. Ses militantes, extrêmement engagées, ont une fonction unique: une fonction sociale de réparation. Ainsi, lorsqu’il s’agit, par exemple, d’associations de défense contre les violences faites aux femmes, on observe la plupart du temps une «réaction de militantes» à propos du sujet qui les préoccupe.

Ces associations-là, de terrain, ne se réclament de personne, faute de grande figure du féminisme comme Simone de Beauvoir, mais ne sont pas sans influence. Elles sont proches des médias de gauche et arrivent très bien à se faire entendre. Ce qui me paraît inquiétant, c’est qu’à partir de leur combat quotidien, ces associations dégagent une image de la femme – leur image propre de la femme, c’est-à-dire celle qui constitue leur «ordinaire» et dont elles font une «généralité». Ces féministes, qui s’occupent de femmes violées ou de femmes agressées, induisent de leur constat une condition des femmes qui remonte à la presse par le biais de leurs amies journalistes. J’ai été très frappée de voir – que ce soit pour la prostitution, pour la pornographie, ou encore pour le harcèlement – qu’aussitôt que ces associations s’intéressent de près à ces sujets, ils se répercutent immédiatement de façon négative dans les médias, télévision y compris.

À quoi cela tient-il?
Tous les secteurs «société» des grands médias sont confiés à des femmes socialement, idéologiquement et politiquement très proches de ces associations féministes. Ces journalistes s’alimentent de ce que leur apportent les associations, et ces informations sont transmises quasiment sans nuance. Elles participent donc à cette «chape de plomb» que j’évoquais précédemment. L’année dernière, au moment du débat sur la prostitution, j’ai vu à quel point il était difficile de faire entendre une parole différente.

Autre exemple marquant: au moment du débat sur la parité femme/homme dans le monde politique, l’ensemble des journalistes des secteurs«société» des médias étaient pour la parité. Or je condamne totalement cette espèce de connivence objective de génération, de milieu culturel et politique. Tout cela me semble très grave, parce que cette nébuleuse composée des différentes associations constitue, par son lien avec la presse, une sorte d’idéologie dominante. Par ailleurs, pendant les cinq ans du gouvernement socialiste de Lionel Jospin, un certain nombre de femmes ministres s’étaient entourées, dans leur cabinet, de représentants de ces associations. Il s’opérait ainsi une sorte de lobbying immédiat.

Si ces féministes ont fait fausse route, quel est à vos yeux le bon chemin?
S’il y a eu fausse route, c’est qu’il y a eu bifurcation. Je pense que le bon chemin était celui que l’on avait pris il y a vingt ans, et qui consistait à se battre sur le triptyque: liberté, égalité, fraternité.

Aujourd’hui, la liberté est passée absolument au second plan. Ces féministes, justement à cause des associations, ont vu dans la liberté sexuelle des femmes, par exemple, l’effet le plus pervers que l’on pouvait trouver, ces dernières étant devenues «des objets de consommation sexuelle». Tout a été transformé à partir de la pratique associative.

Les universitaires, pour la plupart, ont également pris ce train-là. Ainsi, l’égalité a été oubliée au profit de la parité. Mais les mots ont leur importance. Regardez bien: le mot parité est en train de se substituer, au-delà même du féminisme, au mot égalité. Égalité a une signification, parité en a une autre.

Le grand public – je le comprends très bien, parce que c’était très compliqué – n’a pas saisi le sens du débat sur la parité. Je considère que le combat pour imposer l’écriture de la différence des sexes dans la Constitution instaure un tournant philosophique et idéologique catastrophique. Parce qu’en introduisant le différencialisme, on remet en avant les caractéristiques traditionnelles de la femme et donc on revient à un discours anté-pouvoir, à un discours pré-féministe.

Vous me demandez quelle est la marche à suivre. Je voudrais préalablement que l’on revienne sur le bon chemin. Aujourd’hui, par le biais des universitaires, les idées féministes radicales américaines se retrouvent dans la législation européenne.

Le féminisme a démoli des structures. A-t-il pensé à une reconstruction?
C’est très exactement ce que je dénonce. Non, on n’a pas pensé du tout à une reconstruction; l’idée n’était pas de retisser les liens. C’est ce qui me fait extraordinairement peur et même horreur. Peu à peu, loi après loi, admonestation après admonestation, on a avancé sans vision.

Lorsque l’on se pose comme victime, on pose l’autre comme bourreau. C’est aussi ce qui ce qui passe avec le conflit israélo-palestinien. Je trouve cela très pervers, car je vois bien tout le travail pour montrer que les femmes sont victimes dans une proportion incroyable, que toutes les femmes sont potentiellement victimes des hommes. Ce thème est inlassablement développé. Si l’homme est bourreau, il en découle une véritable incompatibilité. Ce féminisme que je critique n’a absolument pas en vue d’établir des relations améliorées entre hommes et femmes. Ce n’est pas du tout le sujet.

Le concept de victimisation que vous appliquez aux femmes peut-il s’appliquer au traitement médiatique du conflit israélo-palestinien?
Le fait est que l’on a compris en Occident – depuis quinze ans, Pascal Bruckner l’a très bien montré – que pour gagner la sympathie du public et gagner l’opinion à sa cause, il faut se présenter comme une victime. Il n’y a rien de plus odieux qu’une héroïne ou qu’un peuple orgueilleux, sûr de lui et dominateur… On peut donc voir là une stratégie, consciente ou pas, chez les féministes comme chez les Palestiniens. Quiconque veut accrocher la sympathie de l’opinion publique nationale, et même mondiale, a tout intérêt à se présenter comme victime.

Il est vrai que le peuple palestinien est un peuple victime. Il doit avoir un État. Tant qu’il n’a pas d’État et qu’il y a une occupation des territoires, la situation des Palestiniens est franchement intenable… Mais j’ai été très frappée de l’empressement des médias européens à «couvrir» Jénine. Tout le monde (là encore, consciemment ou pas) était trop content de parler d’un «massacre». Je ne ferai pas une assimilation directe entre le Palestinien et la femme battue; mais il est vrai que la «victimisation» est aujourd’hui un outil politique et idéologique, qui va bien au_delà des femmes.

Selon vous, la laïcité est-elle aussi un combat féministe?
Oui, évidement. Et je suis pleinement d’accord avec un point de vue publié dans Le Monde: «Féministe donc laïque». Les deux combats sont plus liés que jamais, parce que la montée de l’intégrisme musulman n’est pas un vain mot: dans les autres religions du Livre, en tout cas, il n’existe pas d’attaque frontale de l’égalité des sexes comme dans l’islamisme.

La défense de la laïcité, c’est la défense de l’égalité des sexes. Personne n’en avait pris conscience en 1989, lorsque l’on a été renvoyés à nos chères études après notre manifeste de L’Observateur. C’est moi, à l’époque, qui avais posé la question de défense des femmes en ces termes : «Tenez bon sur la laïcité parce que c’est les femmes que vous protégez».

Ce combat s’adresse aux jeunes femmes de la première génération de nouveaux arrivants, ou encore aux jeunes filles d’origine maghrébine. C’est pour elles qu’il faut le conduire. Franchement, depuis longtemps, dans la société française de souche, que ce soit le judaïsme ou le catholicisme, on ne peut pas dire qu’il y ait une oppression des femmes.

Le foulard islamique n’est pas, à vous entendre, l’équivalent de la kippa.
Non, bien sûr. On met une kippa par respect envers Dieu. On met le foulard pour ne plus être un objet de tentation sexuelle pour les hommes, pour ne pas risquer d’être responsable, comme je le dis dans Fausse route, d’un «rut masculin». À la limite, les femmes sont tenues coupables des péchés éventuels des hommes.

Au demeurant, et c’est pour cela que je suis totalement laïque, je pense que la kippa comme le voile, et c’est le seul point qu’ils ont en commun, sont des signes ostentatoires. Un signe ostentatoire d’une religion indique ce que l’on est sans mot dire. Je n’ai même pas besoin de parler, vous me voyez de loin avec un foulard ou une kippa et vous savez quelle est mon appartenance première.

Selon vous, la communauté juive de France fait-elle preuve de communautarisme?
Je voudrais nuancer ma réponse. Je pense que depuis vingt ans on voit une montée en puissance du pouvoir religieux, de l’orthodoxie, au sein même de la communauté juive. Le Consistoire a acquis un pouvoir nouveau qui fait que, parfois, le grand rabbin de France se substitue au président du CRIF. Le CRIF est un ensemble d’associations, parfaitement laïque, où le Consistoire a sa place. J’ai pour ma part été souvent choquée, lorsqu’un événement tragique touche la communauté juive, de voir le grand rabbin au côté du président de la République, quels qu’ils soient, parce que cela induit dans l’opinion publique que le représentant de la communauté juive est le grand rabbin de France. Ce n’était pas comme cela jadis.

Est-ce que pour autant on peut dire que le judaïsme a adopté une philosophie communautariste?
Je pense que non. Vous savez comme moi que la communauté juive est diverse. Dans son ensemble, je ne la vois pas se retrouver dans une philosophie communautariste.

Par ailleurs, il existe une montée des actes d’agression contre les Juifs dans les banlieues, venant principalement des jeunes Maghrébins. Il existe également une montée de l’antisionisme avec des relents d’antisémitisme dans l’extrême gauche. Je constate que tout cela a pour effet de renforcer ce que l’on pourrait définir comme une sorte de «solidarité juive communautaire». Cette dernière risque d’engendrer un repli communautariste. Je dis bien «risque», car on n’en est pas là. Le judaïsme laïque et républicain me paraît encore tenir bon.

Les actes d’antisémitisme auxquels vous avez fait allusion marquent-ils une sorte de guerre entre l’Orient et l’Occident, l’Occident étant stigmatisé par le Juif?
Il est difficile de répondre à cette question sans faire le détour par la politique israélienne. On peut avoir une réponse optimiste, et une autre pessimiste. La première consisterait à se dire que si l’on règle enfin le conflit israélo-palestinien, les actes d’antisémitisme ou d’antijudaïsme se calmeront d’eux-mêmes. Après tout, il n’y avait quasiment pas, avant l’Intifada, un gosse des banlieues d’origine maghrébine qui savait ce qu’était un Palestinien. On peut espérer que, si l’on arrivait à la paix, l’antisionisme – sous lequel je perçois très bien l’antisémitisme de la gauche qui flirte avec l’extrême gauche – se résorberait. À la réserve près que je redoute, effectivement, l’assimilation Israéliens-Occident, donc Juifs-Occident. Je redoute qu’elle persiste et que, du côté de la gauche ou de l’extrême gauche, l’on continue à regarder Israël comme l’ultime avatar du colonialisme.