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Salah Abdeslam, la fin de cavale d’un terroriste «flambeur»

13 Novembre, l'enquêtedossier
Tenancier «un peu bling-bling» d’un bar fermé pour trafic de drogue, le seul survivant du commando du 13 Novembre n'a rien laissé transparâitre de sa radicalisation islamiste.
par Célian Macé, Sylvain Mouillard, Isabelle Hanne et Willy Le Devin
publié le 18 mars 2016 à 21h31

Son avis de recherche trônait dans tous les commissariats européens : «Né le 15 septembre 1989 à Bruxelles, 1,75 mètre, yeux marron.» A son sujet, toutes les hypothèses, canulars, spéculations ont circulé, depuis son évasion d'un appartement de Molenbeek, caché dans une commode, jusqu'à son départ pour la Syrie, peu de temps après les attentats du 13 Novembre, pour rejoindre les rangs de l'Etat islamique (EI). Finalement, Salah Abdeslam aura été arrêté dans son quartier, à proximité du domicile de ses parents, là où il résidait avant son équipée sanglante.

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Rumeurs. D'emblée, le personnage a intrigué les enquêteurs. Tenancier avec son frère aîné Brahim - le kamikaze du Comptoir Voltaire - du bar «les Béguines» à Molenbeek, le Franco-Belge ne semblait pas correspondre aux canons de la radicalisation islamiste. De lui, ses proches disaient qu'il était «séducteur, peu voire pas pratiquant, florentin, dynamique». Le summum de la rumeur en a même fait un assidu des boîtes échangistes et gay de la nuit bruxelloise.

Mais la carte bleue formellement débitrice de la location des voitures ayant conduit les commandos du Stade de France et du Bataclan a très vite convaincu les enquêteurs qu’ils avaient affaire à un membre à part entière des pires attentats que la France ait connus, causant la mort de 130 personnes.

Pourtant après quatre mois d’une instruction tentaculaire, déjà dotée de dizaines de milliers de pages, le rôle exact de Salah Abdeslam dans les attaques de Paris demeure extrêmement nébuleux. Kamikaze programmé à mourir ? Simple logisticien ? Chauffeur des terroristes ? Son errance en région parisienne juste après les attentats et son rapatriement improvisé vers Bruxelles, ainsi que sa disparition pendant quatre mois, ont ajouté à l’énigme.

L’histoire de la famille Abdeslam recouvre celle de l’immigration maghrébine des Trente Glorieuses. Le père, Abderrhamane, est né à Oran, dans l’Algérie française de 1949, d’où il tient sa nationalité. Il se marie à Yamina, une Marocaine du Rif naturalisée française. Abderrhamane vit d’abord à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) avant de venir s’installer à Molenbeek. Aujourd’hui retraité de la Stib, la compagnie de transports en commun de Bruxelles, il a eu avec son épouse cinq enfants : quatre garçons, une fille. Salah est le quatrième. Nés à Bruxelles, ils grandissent dans le quartier de Molenbeek. L’été, la famille rentre au bled, dans le nord du Maroc, au bord de la Méditerranée.

Entre Brahim et Salah, c'est le second qui semble avoir un «vrai caractère de leader», selon un éducateur qui les a connus. Plus flambeur, moins taciturne, Salah passe une enfance sans aspérités particulières. Il fréquente les écoles du coin. En cycle secondaire, il est dans le même établissement qu'Abdelhamid Abaaoud, le futur organisateur des attentats du 13 Novembre, tué quelques jours plus tard à Saint-Denis. C'est au tout début de sa vie d'adulte que la trajectoire de Salah Abdeslam commence à déraper. En décembre 2010, il se fait arrêter pour une tentative de vol avec effraction dans un garage du Brabant wallon, effectué en compagnie de son ami Abaaoud. Le duo écope d'une peine légère mais effectue un mois de détention préventive. C'est ce qui coûte à Salah son emploi de technicien à la Stib, en raison d'absences répétées. Les affaires de stupéfiants figurent aussi en bonne place dans le CV des frères Abdeslam. En 2013, le duo se lance dans une carrière de gérants de bar : les Béguines, à l'angle de deux rues anonymes de la commune de Molenbeek. Habitués et voisins décrivent Salah comme un tenancier «flambeur», «un peu bling-bling». Quant au café, il devient rapidement un haut lieu de consommation et de revente de stupéfiants. Les voisins se plaignent des effluves de cannabis, du «ballet de belles voitures»… Lors d'un contrôle, le 17 août 2015, les policiers notent «une forte odeur de stupéfiants» et la présence de «joints partiellement consumés» dans les cendriers. Considérant que les Béguines est «un point d'achalandage et de consommation de produits résineux hallucinatoires et stupéfiants», la bourgmestre de Molenbeek, Françoise Schepmans, fait fermer le café le 5 novembre 2015.

«Chouette gars». Outre les affaires de drogue, les frères Abdeslam commencent à se faire remarquer pour des signes de radicalisation. En février 2015, Salah est entendu par la police belge. Son aîné Brahim est suspecté d'avoir rejoint l'EI. «Nous savions qu'ils étaient radicalisés et qu'ils pourraient se rendre en Syrie, [mais] ils ne montraient pas de signe d'une possible menace», explique le parquet belge. Les deux frères figurent alors sur une liste établie par l'Organe de coordination pour l'analyse de la menace (Ocam), parmi 800 noms ayant attiré l'attention des autorités pour leurs liens avec les combattants en Syrie. Lors de son audition, Salah Abdeslam évoque ses «affinités» avec Abdelhamid Abaaoud. «Je le connais depuis plus de dix ans, c'est un chouette gars, affirme-t-il. A l'époque, c'était un bon ami, je traînais tout le temps avec lui.»

«Il continuait à pleurer». Dans les mois qui précèdent les attaques de Paris, plusieurs contrôles de police permettent de retracer l'itinéraire de Salah, dont les fichiers belges disent qu'il est «susceptible de partir en Syrie». Le 1er août 2015, il embarque avec Ahmad Dahmani, jihadiste belge de 26 ans, à bord d'un ferry à Bari, un port du sud de l'Italie, à destination de Patras, en Grèce. Ils y sont contrôlés le 4 août, et se volatilisent le lendemain. Le 9 septembre, à bord d'une Mercedes louée, nouveau contrôle à la frontière entre la Hongrie et l'Autriche, en compagnie de deux personnes utilisant de fausses cartes d'identité belges au nom de Soufiane Kayal et Samir Bouzid. Abdeslam indique alors vouloir passer «une semaine de vacances en Autriche». Le 17 septembre, une voiture louée à son nom est localisée en Hongrie. Il réapparaît le 9 novembre, lorsqu'il loue une Polo noire à Bruxelles. Un véhicule qui servira à convoyer les terroristes du Bataclan. Salah passe la soirée du lendemain avec sa petite amie dans un snack : «On a à peine mangé tellement il y avait d'émotion. Il m'a dit qu'il avait quelque chose à faire ce jour-là sans m'en dire plus. Ensuite on est monté dans la voiture mais lui continuait à pleurer», racontera la jeune femme aux enquêteurs.

Salah Abdeslam quitte la capitale belge dans la nuit du 11 au 12 novembre en compagnie de ses complices. Après une nuit à Charleroi, le convoi, qui compte trois véhicules, prend la route de Paris. Des images de vidéosurveillance de deux stations-service, qui montrent les tueurs faire le plein et acheter des sandwichs, permettront d'identifier les passagers de deux des voitures. Après une nuit passée à Alfortville, Salah prend le volant d'une Clio le vendredi 13 au soir. A Bobigny, il démarre à 20 h 29 en direction de Saint-Denis, où il doit déposer les kamikazes du Stade de France. Puis, il dépose la voiture dans le XVIIIe arrondissement dans laquelle on retrouvera un papier gribouillé «Place de la République, boulevard Saint-Martin [proche du bar le Carillon, ndlr], stade de France, aéroport Charles-de-Gaulle.» Le jeune homme descend ensuite le boulevard Ornano à pied. Il achète une carte SIM et un téléphone rue Doudeauville et commence à errer en région parisienne, comme l'indiqueront les bornages de son appareil. Salah Abdeslam passe un premier coup de fil à un cousin résidant dans le XVIIIe, qui le retranscrit ainsi : «Tu peux venir me chercher? Je suis à Châtillon dans le 92, je suis dans la merde. - Non, je peux pas, je sais pas si t'es au courant, il y a des attentats, on nous a dit de rester chez nous. - Ah ouais y a des attentats ? - Oui - Je peux te rappeler dans une heure ? - Non, ça ne changera rien. - J'appellerai demain alors. - Oui d'accord, OK.» Il est exfiltré au petit matin par deux amis belges, Mohamed Amri et Hamza Attou, qu'il appelle dans la nuit. Attou décrira un Abdeslam très nerveux : «Il pleurait et criait en racontant ce qui était arrivé. Il nous a dit qu'il avait commis les attentats de Paris, que lui était la dixième personne à accomplir ces attentats.» Il se vante aussi d'avoir utilisé une kalachnikov pour «tuer des gens», ce qui en l'état n'a pas été confirmé. «Me balance pas», répétera ensuite plusieurs fois Salah, qui lance : «Ils vont payer pour la mort de mon frère.» Il semble «très remonté contre les Juifs», note Attou.

L'équipée subit trois contrôles sur la route de Bruxelles. Au premier, le policier leur demande «s'ils ont consommé». Salah reste silencieux à l'arrière. Amri et Attou répondent «oui» puisqu'ils viennent de fumer un joint. «Le policier a dit que ce n'était pas bien, mais que ce n'était pas la priorité aujourd'hui.» Lors des contrôles suivants, leur identité est, cette fois, vérifiée. Près de Cambrai, vers 9 heures, Abdeslam donne même son adresse de Molenbeek. Mais à cet instant, il n'est pas encore recherché, car pas encore identifié. Les policiers les laissent repartir. Une fois à Bruxelles, le terroriste présumé achète de nouveaux vêtements, un téléphone, et va chez le coiffeur. «Il se fait raser, réduire les cheveux et raser un trait sur le sourcil», racontera Attou. Plus tard, Salah va boire un verre avec un ami, Ali Oulkadi : «J'ai mis mon nom dans tout, je suis cramé», lui glisse-t-il, avant de conclure : «On ne va plus jamais se revoir.» L'homme dépose ensuite Salah dans le quartier de Schaerbeek, tout près de Molenbeek. Où il pourrait s'être terré pendant quatre mois.

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